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Chronique du Sud-Est N°8

Chacun connaît le saut en hauteur, le saut en longueur ou encore le saut à la perche. Une nouvelle discipline athlétique est née dans cette campagne : « le saut fédéral ».

Chronique du Sud-Est n° 8 : Grand saut ou sur place?

A dire vrai, ceux qui la mentionnent n’ont pas pour but d’encourager une pratique sportive mais, au contraire, de dissuader tout amateur potentiel. Ils lâchent avec un sourire narquois: « il faudrait aller de l’avant mais vous comprenez : le saut fédéral, cela fait hésiter. »

Le plus drôle, c’est qu’en général, le même souverainiste, deux minutes plus tard, déplore que les États-Unis soient plus réactifs dans la crise financière, plus respectés dans le monde, moins contraints par des règles rigides. La détestation des États-Unis d’Europe n’a souvent d’égale que l’admiration, assumée ou un peu aigre, des États-Unis d’Amérique.

Qu’on se rassure. Personne ne demande aux Européens de sauter dans le vide, sans élastique, du haut d’un viaduc. L’expression « saut fédéral » n’a guère de sens.

Qu’est-ce que le fédéralisme? C’est une forme d’organisation des pouvoirs publics. Elle permet à des États (fédérés), comme la Bavière par exemple, d’exercer conjointement un certain nombre de pouvoirs avec d’autres États, au sein d’un ensemble plus vaste, la République fédérale d’Allemagne en l’occurrence.

Chaque État fédéré, attaché à son identité, reste maître de nombreuses prérogatives. Le fédéralisme n’est certes pas le remède miracle aux difficultés européennes. Il en existe d’ailleurs des formes variées à travers le monde. Mais les règles fédérales de partage des tâches sont en général plus transparentes, les procédures plus démocratiques, et plus efficaces, que les petits arrangements entre gouvernements qui tiennent hélas lieu de gouvernance européenne en ce moment.

Le paradoxe suprême des souverainistes français consiste à rejeter une Europe fédérale qui serait trop intrusive, tout en rêvant d’une centralisation étrangère au fédéralisme, infiniment plus intrusive. Partout, dans les débats de la campagne, il n’est question que d’harmonisation sociale ou fiscale au cordeau, de réforme des règles européennes de concurrence, bref d’ « égalisation des conditions », comme dirait Tocqueville. Dans la plupart des États fédéraux, ces demandes seraient considérées comme hérétiques. La plupart de nos partenaires européens sont d’ailleurs sidérés que le débat français occulte totalement les vertus de l’émulation et de la liberté, au service de la croissance.

L’image du « saut » dans l’inconnu est d’autant moins appropriée que, dès les années 50, la Communauté européenne a comporté des éléments fédéraux, notamment une Cour de justice supranationale. Les Français, particuliers et entreprises, y ont gagné une protection juridictionnelle supplémentaire. Lors d’une visite de terrain, sur les rives de l’étang de Berre, des associations de protection de l’environnement m’ont encore redit ces jours-ci combien une décision de la Cour de Justice de 2004 les a aidées dans leur combat contre les industriels de la pétrochimie et EDF, pour la protection de la lagune.

Les problèmes apparus dans la zone euro tiennent moins au pilier monétaire, où la Banque centrale agit comme autorité fédérale, qu’au pilier économique où l’on en est resté à la vague coordination des politiques nationales. En peu d’années, la BCE a donné à l’euro une crédibilité internationale et une force que même ses adversaires reconnaissent, en la déplorant tous les matins. Dans le même temps, les gouvernements prouvaient que leur coordination informelle n’évitait ni les excès de l’endettement public, ni les dérives de la dette privée, pas plus qu’elle ne mettait en place des stratégies de compétitivité effectives.

La meilleure preuve que le fédéralisme n’est pas un « saut » dans l’inconnu mais une démarche qui fixe des bornes, est le mandat de la BCE : bien des Français le trouvent trop étroit et grognent de ne pouvoir le modifier.

L’enjeu, en 2014, n’est donc pas de faire le « grand » saut fédéral mais de regarder, de manière pragmatique, si certains outils fédéraux supplémentaires ne seraient pas nécessaires. C’est notamment vrai pour la zone euro. Certains emprunts au fédéralisme permettraient d’avoir un budget de la zone euro, de mener des politiques de convergence adossées à une démocratie, comme de définir plus précisément ce dont l’UE ne devrait pas se mêler.

Le danger le plus grand, pour l’Europe, n’est pas de se jeter dans le vide, en faisant un grand saut. C’est de faire du surplace, en restant prisonnière de vieux schémas et de peurs injustifiées.

Sylvie Goulard

 

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